Être clou, c'est se faire planter. Vous est-il arrivé, ne serait-ce qu'une fois, ne serait-ce
qu'une seconde, de vous mettre dans la peau d'un clou, de vous imaginer ce qui pouvait bien lui
passer par la tête? À quoi pense un clou lorsqu'il se sent «tout croche» et qu'il soigne ses
migraines? Voilà des questions auxquelles il n'est pas facile de répondre.
Mine de rien, le clou nous importe plus que moins. N'est-il pas au
coeur de la crucifixion? Au chapitre des civilisations comparées, vous lirez qu'il existe deux
grands types de sociétés: il y a les sociétés à noeuds et il y a les sociétés à clous. Dans les
premières, le Fils de Dieu eût été attaché, dans les secondes, il nous fallait le transpercer.
Bien sûr, nous en avons gardé le coeur noué pour cause que rien n'est oublié mais il reste que
la modernité nous crève plus qu'elle nous lie.
Pour tout, partout. il y a des clous. Il est des clous pour
le ciment, pour le bois mou, pour le bois franc, il y en a pour la tôle, pour le bardeau de
cèdre ou d'asphalte, pour le panneau de mousse isolante, pour le panneau de gypse, j'arrête ici
une liste qui serait longue à compléter. Il est des clous sans tête, il en est de minces, il en
est de gros, disons qu'ils ont toutes les longueurs, toutes les formes et autant de fonctions.
Ils ont des âges et une évolution. À ce titre, il ne serait pas malvenu de créer un musée
international du clou. La connaissance du clou fait partie d'une bonne éducation. Il serait
mieux informé sur l'histoire de l'humanité celui-là qui aux portes du musée, serait venu frapper.
Il est en effet aussi long qu'instructif le chemin qui part du
premier clou fait main et qui aboutit aux chapelets que l'on mitraille au moyen d'un fusil afin
d'achever en vitesse les rangées de toitures qu'on ne cesse d'ériger aux banlieues de nos villes,
question d'élargir toujours plus les bordures d'une agglomération éternellement en construction.
Pour un clou, il importe de tomber dans
les mains d'un vrai menuisier. Il y a une bonne manière de le prendre, une seule bonne de le
frapper. L'homme, le clou et le marteau forment ensemble une redoutable équipe car c'est un
grand art que de river son clou à la contrariété. Problème de poids et de mesure, de rythme et
d'élan, question d'expérience et d'équilibre où l'homme, face au clou qu'il tient délicatement
entre ses doigts, laisse le marteau finalement s'exprimer. On reconnaît le professionnel au son
de son marteau. Pas un coup de trop, pas un coup de moins, un clou bien planté est un clou qui
tient bien.
Sur les rayons d'une quelconque quincaillerie,
dans le fond froid d'un entrepôt sans âme, au coeur d'une boite sans attrait, le clou
attend patiemment son heure. Finalement, sur un chantier, une main le sort de sa noirceur et ce
sera sa fête, à l'anonyme. Voilà l'événement par excellence dans la vie du clou. Il voit le jour
durant quelques secondes mais c'est déjà la bataille, l'épouvantable fracas où chaque coup
savamment porté le réchauffe et l'enfonce, lui déformant la tête en le fixant une fois pour
toutes à sa portion d'éternité. La paix, au fond, ne se trouve-t-elle pas au coeur d'une belle
pièce de bois, au sein d'un madrier où l'on se soustrait pour toujours à l'attention du monde
entier?
Comme nous, les clous frappent des noeuds, comme nous, ils se font
cogner solidement, ils forcent en silence. ils grincent quand ils vieillissent et comme nous,
ils essaient de tenir malgré tous les malgrés. Chers clous, sans vous, rien ne tiendrait autour
de nous. Tout s'effondrerait.
Lorsque quelque part en amont de l'histoire, le charpentier a
rencontré le forgeron, il s'est passé une commande relative à des milliards de clous pour des
milliards de projets de construction, Le clou est au centre de notre immobilisation.
Sans parler du clou de cercueil, le véritable clou de finition.
SERGE BOUCHARD, anthropologue
L'Agora, vol. 2, no. 4, décembre 1994/janvier 1995.