«Quels animaux sont les plus avisés?» demande Plutarque.
Les vaches qui paissent en Hollande savent-elles qu'elles broutent l'herbe des Pays-Bas?
Se soucient-elles de frontières, de passés militaires, de l'histoire des reines ou de celle des
rois? Ou bien vaquent-elles à leurs affaires, indifférentes quant au site du pré, étrangères aux
endroits, pourvu qu'il y ait du foin, quelque chose à manger? Que pensent-elles des clôtures,
ces bêtes de l'enclos qui, de la prairie sauvage, ont oublié jusqu'à l'idée? Il y a, dans l'oeil
de la vache, comme un voile d'ennui, un je ne sais quoi de résigné qui n'est pas pour l'avantager
sous le rapport de la personnalité. Elle obéit au chien qu'elle pourrait encorner.
Elle regarde passer les trains sans bouger, ne meuglant ni son espoir, ni sa contrariété.
Cette obsédée de la lenteur est un trésor de vie réglée. Elle se couche avant
la pluie et se contente, pour l'hiver, d'une étable surpeuplée. La promiscuité réchauffe,
comme on dit; cela fait tourner le sang que de se jalouser et que de s'entasser dans un recoin
malpropre qui sent ce que la bande a digéré. Peu importe la condition, pourvu qu'il y ait du foin
à la portée. De bouses en bérets, elles ne nous donnent que du lait. Des vaches, on dit qu'elles
aiment la musique et les voix étudiées. Méditatives et renfrognées, elles se laissent volontiers
berner. Prisonnières de notre industrie, elles tirent de la vie ce qu'en retirent les prisonniers,
si ce n'est que, dans leur cas, il est permis de se demander si elles tiennent tant à s'évader.
Dépendantes et muettes, elles ont quand même des exigences. On ne peut jamais les
laisser seules: allez les vaches, il faut rentrer! D'ailleurs, si nous leur en laissions le choix,
prendraient-elles le bord du bois, iraient-elles se refaire une image dans quelque région éloignée?
Ou bien rentreraient-elles en ville, sur le coin de nos rues se coucher, s'évacher, dans l'espoir
secret qu'un jour ou l'autre, nous les déclarerions religieuses et sacrées?
En fait, nous savons bien peu de chose sur ce qui trotte dans la tête d'une vache.
Nous connaissons mieux la psychologie de la sardine que celle de la première vache venue.
Cousteau, sur le sujet, est muet comme une carpe. Pourtant, quand l'orage se déchaîne, la vache
est forcément mouillée et quand elle pisse, c'est quand même un spectacle que de la voir pisser. Je verrais bien, un beau dimanche, à la télé, une émission d'une heure, en dramatique et en couleur, où le mystère de la vache nous serait, par
un homme-grenouille, au compte-gouttes dévoilé. En troupeau, elles sont pourtant si belles
à regarder, réparties ça et là à l'intérieur des lots électrifiés, dispersées sur les coteaux
parmi les verts de l'été.
Les vaches qui, depuis maintenant des millénaires, observent les éleveurs et les regardent faire,
ont sûrement sur le sujet une petite idée. Si elles ont l'air nerveuses et bêtes, c'est peut-être
qu'elles redoutent le jour où elles auront à l'exprimer. Il y a, dans l'oeil de la vache,
un soupçon d'ironie, et bien qu'elle soit manifestement nulle en mathématique, en histoire et en
géographie, il apparaît, pour qui sait y voir, qu'elle est passée maîtresse en matière de
culture et de philosophie.
SERGE BOUCHARD, anthropologue et écrivain
L'Agora, vol. 3, no 6, avril 1996