Il y a deux espèces d'hommes, ceux
qui s'habituent au bruit et ceux qui essaient de faire taire les autres.
J'en ai connu beaucoup qui, lorsqu'ils travaillent ou lorsqu'ils attendent
le sommeil, entrent en fureur pour une voix qui murmure ou pour une chaise
un peu vivement remuée ; j'en ai connu d'autres qui s'interdisent
absolument de régler les actions d'autrui ; ils aimeraient mieux
perdre une précieuse idée ou deux heures de sommeil que d'arrêter
les conversations, les rires et les chants du voisin.
Ces deux espèces de gens fuient leurs contraires
et cherchent leurs semblables par le monde. C'est pourquoi on rencontre
des familles qui diffèrent beaucoup les unes des autres par les règles
et les maximes de la vie en commun.
Il y a des familles où il est tacitement convenu
que ce qui déplait à l'un est interdit à tous les
autres. L'un est gêné par le parfum des fleurs, l'autre par
les éclats de voix ; l'un exige le silence du soir et l'autre le
silence du matin. Celui-ci ne veut pas qu'on touche à la religion
; celui-là grince des dents dès que l'on parle politique.
Tous se reconnaissent les uns aux autres un droit de "veto" ;
tous exercent ce droit avec majesté. L'un dit : "J'aurai la
migraine toute la journée, à cause de ces fleurs", et
l'autre : "Je n'ai pas fermé l'oeil cette nuit à cause
de cette porte qui a été poussée un peu trop vivement
vers onze heures." C'est à l'heure du repas, comme à
une sorte de Parlement, que chacun fait ses doléances. Tous connaissent
bientôt cette charte compliquée, et l'éducation n'a
pas d'autre objet que de l'apprendre aux enfants. Finalement, tous sont
immobiles, et se regardent, et disent des pauvretés. Cela fait une
paix morne et un bonheur ennuyé. Seulement comme, tout compte fait,
chacun est plus gêné par les autres qu'il ne les gêne,
tous se croient généreux et répètent avec conviction
: "Il ne faut pas vivre pour soi ; il faut penser aux autres."
Il y a aussi d'autres familles où la fantaisie
de chacun est chose sacrée, chose aimée, et ou nul ne songe
jamais que sa joie puisse être importune aux autres. Mais ne parlons
point de ceux-là ; ce sont des égoïstes.